TINTIN

Contrôle de l'oeuvre ou abus de pouvoir?


par

Jean-Louis Carette
Michel Deligne
Benoît Peeters
Albert Algoud
Pierre Sterckx


Bruxelles-Paris
janvier 1997






INTRODUCTION


Depuis quelques années, et d'une manière progressive, tous ceux qui à divers titres (chercheurs, écrivains, historiens, journalistes, libraires, éditeurs, collectionneurs, etc.) sont concernés par l'image et le monde de Tintin ont ressenti la même chose : tout hommage à l'oeuvre d'Hergé est devenu problématique.

Les ayant-droits d'Hergé, Fanny et Nick Rodwell, sont passés insensiblement de la vigilance à l'abus de pouvoir. De plus en plus, Tintin est traité comme une marque, un simple produit, et non comme une oeuvre majeure et une part de notre imaginaire. Sous couvert de protection, c'est une sorte d'enterrement qui menace aujourd'hui.

Les dossiers qui suivent sont éloquents à cet égard. Ils ne constituent cependant que les cas les plus notoires. Il est bien d'autres cas où les interdictions de publier et les conduites dissuasives équivalant à un refus ont découragé et indigné ceux qui demandaient d'utiliser des fragments de l'univers d'Hergé sous forme de citations.




LES MALHEURS DES DUPONDT

par Albert Algoud
écrivain et journaliste


Pour mener à bien certaines de leurs missions, les détectives Dupont et Dupond n'hésitèrent pas à se déguiser. C'est ainsi qu'il leur arriva de revêtir des habits chinois, arabes, grecs ou suisses.

Or depuis quelques temps, il est un costume régional que d'aucuns, qui se croient des droits absolus sur les deux détectives, voudraient leir faire endosser bien malgré eux, celui de l'Arlésienne.

Oui, comme le démontre la publication sans cesse reportée d'un ouvrage à eux consacré "Le Dupondt sans peine", Dupont et Dupond sont désormais une bicéphale Arlésienne ardemment désirée, mais n'apparaissant jamais.

Troisième volet d'un triptyque comprenant déjà "Le Petit Haddock" et "Le Tournesol illustré", "Le Dupondt sans peine" était prévu pour l'automne 1995. Fut ensuite envisagé le printemps 1996 : Pâques et la Trinité passèrent sans que rien ne paraisse. L'automne revint : toujours rien!!! Pas de Dupondt en vue.

Condamnés qu'ils sont à une bien cruelle hibernation. C'est sur le chapelet de Saint Glinglin que les mois et les semaines s'égrènent pour les amis Dupondt qui attendent en vain l'imprimatur du Saint Siège Bruxellois.

Un ayant-droits de fraîche date avance aujourd'hui qu'il ne m'a jamais "commandé" de livre sur les Dupondt. Comme si l'incontestable légitimité que lui confère son état civil requinqué pouvait l'autoriser à rabattre l'enthousiasme d'un malheureux auteur qui a malgré tout la naïveté de croire que ses petits bouquins valent aussi bien pour la gloire de Tintin et le renom des Dupondt que le commerce des cravates fantaisies ou le design de cartes bancaires pour le Japon.

Le pourquoi de cette pénible situation, c'est une conversation à bâtons rompus avec les intéressés qui nous a permis de l'entrevoir. Nous ne rapportons ici qu'un court extrait de cet entretien dont nous publierons l'intégralité en temps voulu:

ALGOUD : Les entraves qui sont faites - oh certes de façon très indirectes - à la publication de mon manuscrit s'apparentent que vous le vouliez ou non, à de la censure...
DUPONDT : Mais l'ascenseur, heu, pardon,... la sangsue, c'est l'interdiction en totalité ou en partie d'une publication. Et là, ce n'est pas le cas. Sapristi...
ALGOUD : Décidément, c'est à l'émeri que vous êtes bouchés !!! Je viens de vous dire que les entraves faites à mon manuscrit étaient indirectes, sournoises...
DUPONDT : Nous vous sommons de vous expliquer !
DUPONDT : Laissez-vous sommer ou nous vous assommons.
ALGOUD : Publier un livre sur un auteur de bande dessinée ou sur des personnages imaginés par celui-ci, sans qu'il vous soit possible d'illustrer cet ouvrage avec des dessins de l'auteur en question, cela vous paraît-il concevable, honnêtement ?
DUPONDT : Mais nous n'avons pas l'intention de publier un tel livre !
ALGOUD : Je vous demande juste d'imaginer la situation...
DUPONDT : Voyons voir... contraindre quelqu'un à publier, sur un dessinateur ou ses créatures, un livre sans dessin... Voilà un bien noir dessein.
ALGOUD : C'est ce que je voulais dire, c'est comme faire courir une course en sac sans sac...
DUPONDT : Mais alors, la censure indirecte, c'est quoi ?
ALGOUD : Messieurs, vous arrivez de Bruxelles et je crois savoir que vous connaissez mieux que moi ceux qui l'exercent.
DUPONDT : Heu... laissez moi réfléchir...voyons, heu... ça ne consiste pas à avancer qu'on a été amené à "réexaminer" l'image de Tintin sur le marché ?
ALGOUD : Il y a de ça...
DUPONDT : "qu'on donne sa préférence aux créateurs qui privilégient la synergie entre publications, multimédias, promotion, exposition..."
ALGOUD : Vous commencez à comprendre !
DUPONDT : "qu'il faut attendre un moment plus opportun"
ALGOUD : Vous m'épatez...
DUPONDT : Ca consiste à dire qu'a été "récupérée" la gestion des droits de reproduction et... heu..."que de ce côté tout est bloqué".
ALGOUD : Bravo.
DUPONDT : Enfin, least but not last...heu last but least "qu'on ne vous a jamais commandé un tel livre" !
ALGOUD : Fantastique!! Dire que certains tiennent en peu d'estime vos facultés déductives et inductives.




MOULINSART CONTRE LES SIX NEZ

par Jean-Louis Carette
libraire, éditeur, président de la Chambre belge des experts en bande dessinée


Pourra-t-on désormais citer le nom d'Hergé en toute impunité? Il semble que les derniers rebondissements émanant de la société Moulinsart ne permettent pas beaucoup d'espoir en ce sens.

En voici une preuve : la nouvelle aventure survenue à la librairie "La Bande des Six Nez" (Bruxelles) bien connue des Belges mais aussi des Français, Suisses, etc... En 1980, j'ai ouvert une librairie spécialisée au nom prometteur: "La Bande Des Six Nez". Ce jeu de mots bien sympathique a été trouvé par Jacques Laudy et constitue un hommage rendu aux héros d'Hergé, Franquin, Morris, Wasterlain, Uderzo et Greg. Ces dessinateurs ont fait rêver notre jeunesse et continuent à nous séduire petits et grands amoureux du 9ème Art. A cette époque, le dessinateur Jacques Devos ("Génial Olivier") conçoit pour la librairie un logo reprenant en semi ombres chinoises six personnages marquants de la bande dessinée: Tintin, Lucky Luke, Docteur Poche, Obléix, Gaston et Achille Talon.

De 1980 à 1983, Hergé lui-même fréquentait la librairie et avait souri plusieurs fois du jeu de mots, trouvant amusante l'idée du titre et d'adaptation de six personnages pour le logo. Hergé donnait son plein accord au projet de la réalisation de celui-ci. Il en était de même pour les autres dessinateurs dont les personnages étaient repris dans le logo.

Pendant 16 ans, la librairie a pu fonctionner sans aucun problème devenant l'antre des collectionneurs et amateurs du 9ème Art (au même titre que quelques autres librairies et galeries). Ce logo étant connu de tous, voilà qu'au bout de 16 ans, Monsieur Nick Rodwell exige réparation sonnante et trébuchante pour ce petit "Tintin" en semi-ombre chinoise représenté au sein des six petits personnages du logo. Alors que Monsieur Nick Rodwell connaissait l'existence de ce logo, il n'avait jamais eu la moindre idée de s'en plaindre, ce qui laissait supposer un accord tacite de sa part.

Mais Monsieur Nick Rodwell ne s'arrête pas là ! Dans son collimateur, il trouve aussi l'exposition "Chefs-d'oeuvre du 9ème Art". Cette exposition est organisée par Messieurs Jean Louis Carette et Pierre Sterckx et se tient actuellement à Paris, au Centre Wallonie-Bruxelles, après avoir connu un vif succès au Musée de la Poste à Bruxelles. L'exposition de Bruxelles a duré un mois et demi, étant gratuite sans droits d'entrée et a accueilli plus de 7.000 visiteurs. Pour accompagner cette exposition, un petit catalogue a été édité. Tous les dessinateurs exposés sont repris dans cette anthologie et bien entendu quelques citations de l'oeuvre d'Hergé y figurent également ; le contraire serait difficile à imaginer!

Il faut savoir que cette anthologie a fait l'unanimité auprès de tous les dessinateurs européens et américains cités (c'est-à-dire 45 dessinateurs). La fondation Hergé elle-même semblait suivre le projet et prête une planche originale de Saint-Ogan pour l'exposition de Bruxelles.

Mais là également, Monsieur Nick Rodwell réclame des dommages et intérêts exorbitants: 66.000 FB (soit 11.000 FF) pour quelques citations de l'oeuvre d'Hergé dans une anthologie à caractère purement scientifique et didactique, tirée à compte d'auteur à 800 exemplaires qui ne fit et ne fera gagner de l'argent à personne.

De là, la perplexité des milieux respectueux du 9ème Art, devant les comportements aussi outranciers en matière de droits d'auteur.

Est-il possible de mettre un frein à l'esprit mercantile et aux exigences démesurées de la SA Moulinsart?

Peut-on faire en sorte que l'oeuvre d'Hergé ne devienne pas un sujet tabou sous prétexte que les responsables de la SA Moulinsart confondent un patrimoine culturel et un jeu de Monopoly?

C'est un devoir pour tout collectionneur, passionné et amoureux du 9ème Art de sauvegarder l'image et le nom d'un des maîtres incontestés de la bande dessinée. Celui sans lequel la ligne claire ne serait pas ce qu'elle est!

Peut-on encore citer le nom de Tintin sans risques de poursuites immédiates!...

Jusqu'où ira cette politique plus digne des frères Loiseau que de Tintin?




À BOUT DE SOUFFLE

par Michel Deligne
libraire, éditeur, fondateur de la Chambre belge des experts en bande dessinée


En mars 1996, le Docteur Tomasi et moi-même avons terminé le manuscrit sur lequel nous étions occupé depuis près de deux ans, manuscrit concernant les relations entre les aventures de Tintin et les romans de Jules Verne.

Après l'avoir fait enregistrer chez un huissier de Bruxelles, nous avons pris contact avec Messieurs Goddin et Tordeur de la Fondation Hergé et leur avons remis une copie du travail, qu'ils ont examiné à loisir. Une lettre aimable de Monsieur Philippe Goddin nous a renvoyé à l'autre société Moulinsart, puis nous n'avons plus eu de nouvelles pendant trois à quatre mois que nous avons employés à revoir le manuscrit et à l"étoffer" de détails et preuves supplémentaires.

A ce moment, il était terminé et devait s'intituler "Le tour du Monde de Tintin dans l'Univers de Jules Verne". J'avais, à l'époque, clairement dit à Monsieur Goddin que si la société Moulinsart voulait le publier, nous en serions très honorés.

Entretemps, une très grosse Maison de Presse de Paris nous a indiqué son désir de publier cet ouvrage à la condition que la Fondation Hergé donne son autorisation pour la reproduction d'une bonne centaine d'images-clés pour les confronter à celles de Monsieur Benett qui illustra l'oeuvre de Jules Verne.

Ceci bien entendu facturé par la société Moulinsart et payé par l'éditeur parisien. Pas de réponse!! Mais en juillet, 1ère lettre d'interdiction suivie le 30 juillet d'une seconde lettre attaquant "Le Deuxième Souffle" (nom de la librairie de Michel Deligne) et lui réclamant 100.000 FB pour avoir publié dans les pages saumon des annuaires téléphoniques Belgacom, la publicité de la librairie où apparaissait Tintin entouré d'autres personnages.

Ce genre de citation et de clin d'oeil est fait par tout le monde dans ce métier, pour les affiches de festivals ou autres, et cela a commencé du vivant d'Hergé qui considérait cela comme un hommage. Hergé a participé dans le passé à deux émissions TV tournées dans les locaux de la librairie avec Benoït Lamy et Gérard Jourd'hui: il leur fallait un décor approprié et à chaque fois, nous avons répondu présent!... sans faire payer le moindre penny.

Face aux demandes exorbitantes de la société Moulinsart, je me suis immédiatement mis à la recherche d'un avocat spécialisé dans les questions de droits d'auteurs car ils me menaçaient de m'envoyer le leur qui ne ferait qu'une bouchée de nous (Dixit Monsieur Dominique Rifon, le chasseur de primes de Monsieur Nick Rodwell)!

Yvan Delporte, le collaborateur de feu Peyo, m'a chaudement recommandé Maître Laevens qui a pris l'affaire en mains. Par la suite, j'ai été personnellement invité à rencontrer Monsieur Rodwell, suite à une lettre que Monsieur S. Steeman avait écrite à Madame Fanny Rodwell, lettre dans laquelle il se déclarait indigné de voir la façon dont on nous attaquait alors que nous avions toujours été corrects et les premiers à honorer Hergé et son oeuvre.

Au cours de l'entretien avec Monsieur Rodwell, il fut plus qu'aimable et pendant 1 heure 3/4, il ne fit que ma saouler de chiffres astronomiques concernant ses affaires personnelles, la fabrication de tous les objets et vêtements en rapport avec Hergé.

Il m'a fait visiter les trois étages dont deux que je connaissais du vivant d'Hergé et de Bob de Moor. Le souk aux vêtements et gadgets, j'y ai eu droit sous toutes les coutures. Monsieur Rodwell m'a suggéré de faire "amende honorable" et de renoncer à prendre un avocat; sans doute croyait-il m'avoir mis dans sa poche avec tous ses "bonniments".

Par la suite, une nouvelle lettre de menaces avec obligation de payer 25.000 FB pour notre pub dans le BDM 1997. Il est à souligner que ces encarts publicitaires ont été créés en 1995 pour être publiés en 1996-97 bien avant notre rencontre de mars 96 avec les responsables de la Fondation Hergé.

Quant à notre étude sur Hergé et Jules Verne, elle est plus que jamais bloquée. Monsieur Rodwell nous a signifié que nous pouvions la publier en employant le système Van Opstal qui fit le très beau livre sur Hergé en néérlandais (format boîte d'allumettes pour les reproductions) ou alors il le gardait dans ses archives et le publierait lui-même, avec notre collaboration, dans une collection qu'ils veulent lancer dans dix ans!!




LA FIN D'UNE BIBLIOTHEQUE

par Benoît Peeters
auteur, directeur de la collection "Bibliothèque de Moulinsart"


Voici dix ans que j'anime chez Casterman la "Bibliothèque de Moulinsart", collection qui tente de présenter à un large public les facettes les moins connues du travail d'Hergé (ses dessins de jeunesse par exemple, ou la première version du "Temple du Soleil") en même temps que les commentaires, variations et divertissements que son oeuvre suscite. Ces ouvrages ont reçu un excellent accueil de la presse et des lecteurs, et l'un d'eux a même constitué un best-seller inattendu : Le Haddock illustré d'Albert Algoud.

Ce sont pourtant les difficultés rencontrées par le nouveau projet d'Albert Algoud, Le Dupondt sans peine, qui me conduisent aujourd'hui à mettre fin à la "Bibliothèque de Moulinsart" et, plus globalement, à une longue collaboration avec les ayant-droits d'Hergé. Non que ces problèmes soient les premiers que je rencontre : depuis quelques années, il devient de plus en plus difficile de développer un projet autour de Tintin, qu'il s'agisse d'une exposition ou d'un documentaire, et d'autres manuscrits de qualité, ceux de Pierre Sterckx ou de Yves Horeau par exemple, ont déjà vu leur publication entravée. Mais le report sine die du projet d'Albert Algoud constitue pour moi le signe qu'il est temps de lever l'ancre.

La vie d'une oeuvre après la disparition de son créateur est une chose toujours délicate, et loin de moi l'idée de vouloir jouer les donneurs de leçons. Mais je suis personnellement persuadé que la prodigieuse gloire posthume d'Hergé (épargnée par cet effet de "purgatoire" dont tant d'oeuvres de qualité sont victimes) aurait été inconcevable sans les cent volumes et quelques publiés depuis 1983.

Loin de détourner des Aventures de Tintin, ces livres y ont multiplement reconduit, prouvant tangiblement sa richesse, à travers la diversité des approches qu'elle peut susciter. Et même si beaucoup de ces publications ne s'adressent qu'à une partie réduite de l'immense public des Aventures de Tintin, elles ont aussi permis de relancer régulièrement la curiosité pour les albums. Une oeuvre qui ne suscite plus le discours critique, qui ne soulève plus de discussion et d'interprétation, est une oeuvre qui s'éteint doucement.

A l'heure où Blake et Mortimer, Astérix, Gaston Lagaffe et Alix occupent massivement les vitrines des libraires et les unes des journaux, et sachant que Tintin ne peut, de par la volonté de son créateur, connaître de nouvelle aventure, je ne crois pas que la publication de la version originale de "L'Ile noire", si intéressante soit-elle, puisse y faire contrepoids. Je ne prétends pas non plus que "Le Dupondt sans peine" y suffirait, mais je suis persuadé que, du fait de la qualité du projet, de son caractère ludique, et de la personnalité de son auteur, ce livre est en mesure d'y contribuer davantage que bien des réalisations de merchandising.

Que jamais cet ouvrage n'ait été commandé par Nick Rodwell, ainsi qu'il le reproche à Algoud, est une évidence qui ne diminue en rien, bien au contraire, la valeur de ce projet. La force d'un livre, qu'il soit d'Hergé, de Michel Serres, d'Albert Algoud ou de Pierre Sterckx, est d'abord d'émaner d'un auteur et de son désir. Entraver aujourd'hui la publication de manuscrits de cette qualité, interdire ou limiter à l'extrême l'usage de cases extraites des Aventures de Tintin, s'apparente à un acte de censure et à un abus de pouvoir. N'y aurait-il place désormais que pour des gadgets coûteux, dûment estampillés "Moulinsart SA" ? Ce serait, à n'en pas douter, s'orienter dans la voie d'un insidieux ensevelissement d'une série qui mérite un autre destin.

Je finirai sur une note plus personnelle. Pour avoir rencontré Hergé plusieurs fois, pour avoir lu de larges pans de sa correspondance, je me souviens de sa délicatesse, de son humour, de son respect constant de l'interlocuteur. Tous ces traits, je ne les retrouve guère dans les attaques incessantes dont sont victimes bon nombre de défenseurs sincères et fidèles de Tintin. Protéger une oeuvre, n'est-ce pas aussi tenter de prolonger l'esprit de son créateur ?




AVEC TRISTESSE...

par Pierre Sterckx,
critique, concepteur d'expositions


Je suis attristé par la situation actuelle de l'héritage d'Hergé. Non pas que j'aie été explicitement visé par un interdit quelconque. Pour ma part, l'abandon d'un projet comme l'exposition et le catalogue L'Art d'Hergé, ou la mise au frigo de mon manuscrit Tintin et les médias furent le résultat, non pas d'un refus délibéré de la part de Fanny et Nick Rodwell, mais d'un ensemble de stratégies et de mesures trop longues à analyser ici. Que Nick Rodwell refuse d'autre part de me laisser travailler à un CD-Rom Tintin est son droit le plus strict. J'ai épuisé auprès de lui tous mes arguments lesquels visaient à faire exister Tintin sur ce nouveau support, que j'ai pu expérimenter avec succès s'agissant de Magritte.

J'ai déclaré à qui veut l'entendre que je me dégageais affectivement et professionnellement du contexte de la tintinologie, simplement parce que le terrain de recherche y est devenu à peu près impraticable. Un exemple récent le fera bien comprendre : les actions entreprises par Moulinsart SA à l'encontre de Jean-Louis Carette à propos du catalogue de l'exposition "Chefs-d'oeuvre de la bande dessinée" (cf. dossier Carette) ont eu des conséquences préjudiciables pour l'image de Tintin. Moulinsart a en effet interdit d'utiliser la tête de Tintin dans l'exposition, et c'est donc Alix qui a été chargé de représenter la ligne claire face à Gaston !

Dans cette affaire comme dans les autres dossiers évoqués ici, il semble que Nick Rodwell fasse l'amalgame entre la saine défense de ses droits commerciaux et un abus de pouvoir en ce qui concerne la vie culturelle de l'oeuvre. Sous prétexte de veiller à l'intégrité du corpus hergéen, on en est arrivé à réduire sa circulation et sa présence. On impose des thèmes, on censure des auteurs, on en décourage d'autres. Et tout cela selon des arguments qui ne résistent pas un instant à un regard complice de l'univers d'Hergé. Nick Rodwell connaît ma postion à ce sujet, suite à notre régulière et abondante correspondance. Je crois savoir que Fanny n'a pas suivi tous les méandres de ces affaires. Puisse la présente intervention attirer son attention et réveiller sa vigilance, car il y a péril en la demeure.

Il ne faudrait pas en effet que des maladresses, grandes et petites, nombreuses en tout cas, finissent par ternir l'aura de Tintin, en compromettant les réseaux de savoir, de créativité, d'amour et d'imagination par lesquels elle n'avait cessé, jusqu'à présent, de se revivifier. Une grande oeuvre ne demeure pas monumentale toute seule. C'est le pluriel des éclairages qui fait, en partie, la qualité de sa lumière.