|
Fanny R.: «Indépendante, comme Tintin!»
C'est de Fanny Rodwell que dépendent aujourd'hui
plusieurs décisions majeures. Elle les évoque avec nous.
- Y aura-t-il de nouvelles
aventures de Tintin, dues à d'autres, comme pour Blake
et Mortimer?
- Cela ne me viendrait même pas à l'esprit. S'il s'est
clairement exprimé à ce propos dans ses entretiens avec
Numa Sadoul, Hergé ne m'a jamais rien dit d'explicite à
ce sujet, mais pour moi, prolonger une oeuvre, je ne veux
vexer personne en disant cela, c'est comme commettre un
faux en écriture. Un auteur, ce n'est pas seulement
l'inspiration, c'est aussi la vibration, ce qui passe
dans tout ce qu'il fait. On ne «fabrique» pas une
oeuvre, ça me semble évident.
- Le musée Hergé, par
contre, semble vous tenir à coeur.
- Oui c'est quelque chose que j'ai à l'esprit depuis
longtemps. C'est une idée qui doit mûrir, évidemment.
Mais la recherche d'un terrain est en cours depuis pas
mal de temps. Ce n'est pas simple, parce que trouver un
terrain important à Bruxelles n'est pas une mince
affaire. Il faut savoir que ce sera un musée privé,
dans lequel nous investirons beaucoup, mais nous avons
toujours pensé qu'il serait souhaitable que les pouvoirs
publics, à quelque niveau que ce soit, nous fournissent
le terrain. Mon rêve étant de construire quelque chose,
de ne pas aménager un bâtiment ancien. Parce que je
voudrais pouvoir concevoir l'écrin qui accueillera les
collections. Et une opportunité s'est présentée...
- D'où est-elle venue ?
- La ville de Bruxelles est en train de finaliser
l'acquisition d'un terrain qui se trouve près de la
place Agneessens. C'est au centre de Bruxelles, à dix
minutes à pied de la Grand-Place, près d'une station de
métro, pas éloigné de la gare du Midi. Il y a un
projet d'aménager un petit jardin public à proximité.
Tout cela ne pourra que contribuer à l'amélioration de
l'environnement général.
- Donc vous excluez
totalement la fusion avec le Centre Belge de la Bande
Dessinée?
- Je préférerais construire quelque chose de
spécifique. Ça doit tenir à mon caractère, qui est
assez indépendant. Hergé aussi était très
indépendant, et Tintin également, bien sûr.
- Quel type de musée voulez
vous faire?
- En procédant par projection de ce que nous comptons y
mettre, on prévoit qu'il devrait avoir 3.500 mètres
carrés utiles, ce qui impliquerait que plus de quinze
personnes y soient employées. Il faudra que la
conception des lieux d'exposition, du parcours du
visiteur se fasse en harmonie avec l'architecte, qu'il y
ait un espace audiovisuel, une sorte de petite école de
Tournesol qui soit un lieu d'initiation aux sciences pour
les enfants, c'est une chose à laquelle Hergé aurait
beaucoup tenu.
Des personnalités - je rêve d'un Herbert Reeves, par
exemple - viendraient y faire des conférences, sur les
merveilles et les mystères de l'univers. Parce qu'il
faut rester dans l'esprit de l'oeuvre, dans ce qu'elle a
d'humain, d'humaniste, d'écologique aussi. Et rendre
justice à toutes ses dimensions: la beauté du dessin,
la teneur des scénarios, l'humour. C'est pour cette
raison aussi que nous sommes tellement puristes, mon mari
surtout, pour la qualité des reproductions. Peut-être
que nous sommes trop exigeants, trop sur le qui-vive.
- Comment réagissez-vous à
la conférence de presse où l'on a déclaré que vous
abusiez de vos droits en interdisant certains usages de
l'oeuvre ?
- J'ai eu l'impression qu'on tirait au bazooka sur une
mouche. Les choses injustes et infamantes qui ont été
dites sont sans proportion avec des décisions que la
Fondation Hergé a estimé devoir prendre. Lorsque des
utilisations ne me semblent pas dignes de Tintin sur le
plan éthique ou esthétique, je suis choquée. Si je
prends l'exemple du livre projeté sur l'influence
exercée par Jules Verne sur Hergé, nous n'avons pas
accordé l'autorisation de reproduction de 80 visuels
parce que nous ne trouvions pas justifié de faire penser
que Hergé aurait plagié, copié Jules Verne. Ce n'est
pas à nous, Fondation, d'entériner cela. Mais il est
toujours très difficile de dire non aux gens, et encore
plus difficile de s'entendre dire non. Il n'en reste pas
moins qu'Hergé n'est pas dans le domaine public, même
s'il fait partie du patrimoine national, voire
international.
Tout le danger vient de l'extraordinaire popularité de
Tintin, et donc que tout le monde le convoite, et veuille
se l'approprier. Et dès que nous exerçons notre droit,
qui est un honneur, mais aussi une responsabilité, on
passe tout de suite pour le méchant, le salaud. Nous
croyons que tout participe de la vie de l'oeuvre,
des interprétations les plus originales que proposent
les exégètes aux formes les plus diverses de
merchandising, mais à condition que l'on ne fasse pas
n'importe quoi.
C'est dans cette optique que nous avons aussi voulu
récupérer les droits dérivés, et tout rassembler en
un centre. Je les avais, jadis, laissé échapper
imprudemment, et les retrouver nous a coûté beaucoup de
soucis et beaucoup d'argent, plusieurs procès que nous
avons tous gagnés à une exception près, et toujours
sur la base d'arguments éthiques et esthétiques. Qu'on
ne vienne pas dire alors que l'on ne s'intéresse qu'au
fric et qu'on se fout de l'oeuvre! Cela dit, on a
été attaqués, violés tellement souvent qu'il se peut
que l'on devienne un peu paranoïaques...Mais ce n'est
pas une raison pour se laisser squatter et se faire dire
qu'on n'a qu'à fermer la bouche et à ouvrir le
portefeuille.
- On dirait que cette attaque
a renforcé votre combativité ?
- Il se peut qu'après une chose pareille on se sente
plus fort, parce qu'on passe par tous les stades:
l'indignation, le découragement, la colère. L'avantage,
c'est que cela nous amène à préciser notre position,
à mieux la définir publiquement. Mais la baffe a
néanmoins été énorme! Peut-être nous fallait-il
cette secousse pour bouger.
Propos recueillis par Jacques De Decker
09/05/97 - © Rossel & Cie SA - LE SOIR Bruxelles
|