Comme dans toute querelle fondée sur l'amour et la passion autant que sur l'intérêt, il est très difficile de trancher dans la question de la meilleure gestion possible du patrimoine hergéen. D'un côté, des érudits et des exégètes incontestés autant qu'incontestables qui ont beaucoup oeuvré pour le renom et le prestige intellectuel de l'oeuvre, qui l'ont lestée d'un statut culturel indéniable, et qui ne comprennent pas qu'on ne les laisse pas poursuivre leur travail, avec les latitudes bienveillantes dont ils bénéficiaient jusqu'il y a peu. De l'autre, des ayants droit qui entendent exercer leurs prérogatives, qui veillent de manière plus sourcilleuse qu'avant à la préservation de ce qu'ils estiment être l'intégrité de ce dont ils sont légalement dépositaires. Les bonnes intentions, de part et d'autre, existent, bien sûr. Il serait aussi mal venu de mettre en doute celles de la veuve, et de son mari qui est entré dans sa vie en grande partie par l'admiration qu'il portait à l'oeuvre du maître, que celles des chercheurs et des fans qui se sont, au fil du temps, à ce point investis dans le corpus hergéen qu'ils s'y sont très naturellement identifiés. Mais, de part et d'autre, aussi, des intérêts personnels et matériels sont en jeu. Ceux des détenteurs des droits sont les plus évidents, d'autant que des capitaux importants y interviennent, que des investissements énormes ont été consentis, afin, bien sûr, qu'ils générent de nouveaux profits dont il est légitime d'attendre qu'ils soient considérables. Mais ceux de leurs opposants ne sont pas moins réels. Les empêcher de réaliser leurs projets comme ils l'entendent se traduit pour eux non seulement comme un préjudice moral, mais équivaut à un «Berufsverbot», à un empêchement d'exercer leur profession dans des conditions acceptables. Et ils sont en position de faiblesse, puisqu'il dépendent manifestement, pour ce faire, du bon vouloir des premiers. C'est un peu le pot de terre contre le pot de fer. Alors, comment expliquer que le pot de fer se soit à ce point rigidifié? Avant de crier à la malveillance, il faut y voir d'abord peut-être le heurt de deux cultures, et le passage d'un stade d'exploitation de biens intellectuels à un autre. Nick Rodwell, tout britannique qu'il soit, pense, agit, décide «à l'américaine». Il proteste de son respect du principe du droit d'auteur, mais sa logique privilégie manifestement l'entrepreneurial sur le symbolique. Face à lui, les contestataires belges renvoient à une tradition, instaurée par Hergé lui-même qui, quoique très attentif au sort de son oeuvre, préconisait une attitude plus ouverte, plus conviviale, artisanale face aux demandes que son univers suscitait. Alors, Hergé est-il victime de son succès? Sa notoriété planétaire le vouait-il inéluctablement à ce qu'on lui applique des méthodes qui font fi des caprices et des sentiments (même si, répétons-le, elles sont inspirées par une sincère dévotion) et n'entendent plus que les injonctions de la gestion «moderne» avec ce qu'elle a d'implacable? On comprend que ses plus vieux amis et fidèles se sentent dépossédés d'un bien inaliénable entre tous: celui qui n'est inscrit dans aucun contrat, ne correspond pas aux stratégies marchandes, mais n'en est ressenti que comme d'autant plus précieux. Jacques De Decker 09/05/97 - © Rossel & Cie SA - LE SOIR Bruxelles
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