Tintin écrivait! Une valise pleine d'articles retrouvée en Suisse
Janvier 1929, première aventure de Tintin. On y voit le jeune reporter écrire un long article. Pourquoi Hergé n'a-t-il plus jamais montré son héros au travail des mots? La réponse est au bord du Léman! « S'il vous plaît, ne dites pas mon nom! » La femme qui nous accueille sur le seuil d'une petite maison d'un village de la côte vaudoise du Léman, entre Nyon et Genève, nous affirme d'une voix émue qu'elle n'a accepté de nous rencontrer qu'à cette condition. « Mon père, qui nous a quitté il y a trois ans, n'a jamais fait voir à personne ce que je vais vous montrer », ajoute-t-elle. Dans le hall, nous découvrons une reproduction de la fusée d'Objectif Lune. A côté, dans une vitrine, un caillou lunaire, une boule de cristal aux reflets mordorés, une dent de requin. Au mur, des sagaies, une peau de lion. Sur une table basse, le totem des Arumbayas. « Tintin l'a donné à mon père à la fin des années septante. » Partout, dans des cadres, des dessins, des croquis signés d'une initiale: « T ». « Quand j'étais petite, et que je jouais sur ses genoux, il faisait pour moi, avec mes crayons de couleur, des dessins que je trouvais magnifiques. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus... » - Vous voulez dire que vous jouiez sur les genoux d'Hergé? - Pas du tout, je parle de Tintin. A une époque, il dînait à la maison presque tous les soirs... Mon père était librairie et éditeur à Bruxelles à la fin des années vingt. Il avait connu Tintin au collège et noué avec lui une de ces amitiés qui durent toute la vie. Ils avaient énormément de points communs, le goût de l'action, de l'aventure mais surtout de l'écriture. Ils avaient même publié une revue de poésie! Dès le voyage chez les Soviets, il a commencé à nous faire parvenir des petits bouts de billets, des brouillons d'articles, des lettres et des cartes postales où il racontait à la hâte un épisode de sa vie. Il faisait la même chose avec Hergé, qui en a tiré la substance de ses scénarios, mais en prenant de grandes libertés. Un jour, peu de temps avant son départ définitif pour l'Asie, il a remis à mon père ses carnets de notes. « Il lui en voulait. Je crois qu'il aimait bien Hergé. Mais il lui en voulait de l'avoir dépeint comme un boy-scout, et surtout d'avoir contrarié son goût pour l'écriture en faisant de lui un héros de fiction qui ne perd pas son temps à noircir du papier! Et cela dès les Soviets. Le long article qu'on lui voit écrire dans cet album, preuve de sa capacité à manier la plume, est dans un coffre à Bruxelles. Pour Hergé, le talent littéraire de Tintin était un sujet tabou. Celui qu'il avait fini par considérer comme « sa » créature devait demeurer un personnage de BD, et un personnage de BD, ça n'écrit pas, point. » Mme*** pose sur la table un grand sac de voyage en cuir, couvert d'étiquettes jaunies: Chicago, Valparaiso, Shanghai, Rio, Glasgow, Genève... Nous sommes émus. L'écriture de Tintin est petite, nette, nerveuse, une écriture pressée qui semble courir. Fébrilement nous prenons des notes: aucun document ne peut être prêté, ni photographié. Un mensonge sur la lune En parcourant cette mer de textes, nous tombons plusieurs fois à l'eau. Ainsi, foi de héros, Tintin n'a jamais été - dix-neuf ans avant Neil Armstrong - le premier homme à marcher sur la lune. Malade comme un chien et donc cloué sur sa couchette, le reporter a été remplacé au pied levé par le capitaine Haddock. Hergé a menti pour le succès de la série. Autre révélation aspergeante: le professeur Müller de l'Ile noire et du Pays de l'or noir était, en réalité, une dame et se prénommait Adelita. Femme aussi cruelle que fatale, elle aurait contraint le dessinateur à flatter, en la couchant sur le papier, les parties les plus saillantes de son anatomie, ce que Hergé refusa catégoriquement, préférant, là aussi, maquiller l'histoire. « J'y souscrivis, note Tintin, forcé par le contrat qui me liait à lui. Croyez, mon seul ami, qu'il m'en coûta et qu'il m'en coûte toujours d'avoir été et d'être associé à pareille vilenie. » Moins grave, mais tout aussi significatif: dans les Bijoux, la Castafiore offre à Tintin un disque contenant le fameux Air des bijoux. Il s'agissait, en fait, du dernier enregistrement de la Somnambule que la diva avait chanté à Lausanne sous la direction d'Ernest Ansermet. Dans une autre lettre, Tintin écoeuré écrit: « Hergé s'est non seulement arrangé à maintes reprises avec la réalité de mes aventures, mais en plus il n'a jamais daigné publier une seule des nombreuses recettes de cuisine que j'ai récoltées lors de mes nombreux voyages au long cours. » Le petit reporter précurseur de Carvalho, l'inspecteur gourmand de Manuel Vasquez Montalban, qui l'eût cru? Le temps passe, le sac se referme sur les souvenirs de Tintin . Un destin à la Cendrars que le talent d'Hergé a transformé en une vie exemplaire pour enfants de 7 à 77 ans... Que va devenir ce trésor? « Mon père voulait que je le dépose à la bibliothèque de l'Université de Louvain. Ce qui sera fait quand je disparaîtrai. En attendant, je le garde ici, c'était ma jeunesse aussi... » Tandis que nous prenons congé, nous remarquons, dans un cadre doré, un court billet griffonné sur un méchant papier. « C'est le dernier signe que j'ai reçu de lui, de Tintin, peu après la mort de papa, ça venait d'un monastère du nord de l'Inde. » L'écriture est celle d'un jeune homme: « Le seul voyage qui nous enseigne quelque chose passe par le silence et l'immobilité. Je te serre dans mes bras. T. »
Propos sollicités par « Ma vie de reporter, un cauchemar » Dans le sac ouvert, une enveloppe de grand format attira notre attention. Elle datait du 10 janvier 1967 et avait été postée à Sydney. Tintin s'y confesse: « Voilà trente-huit ans exactement qu'a été publiée la première planche de mes aventures en Russie bolchevique. Le coup de crayon d'Hergé m'a tout de suite impressionné. Il a le trait leste, faussement bonhomme et malicieusement spontané. Ce qui lui permet de dessiner comique. La drôlerie est ainsi véhiculée par le texte (bien sûr, souvent à mes dépens) et l'image. L'utilisation de larges cases rectangulaires, véritables zooms panoramiques, enrichit l'action et cela me plaît énormément. (...) Lors de ce voyage, j'ai écrit trois longs articles. Jugeant mon style mauvais, Hergé, qui réceptionnait mes courriers, décida de les adapter en bande dessinée. Le contrat, que j'avais signé avec l'empressement de mes 17 ans, comportait une clause qui lui permettait d'utiliser mes matériaux à sa guise. Passe encore qu'il l'ait fait pour les Soviets, le Congo et l'Amérique, je débutais, mais après! C'est en Orient que la noirceur de mon futur m'a soudainement été révélée: je ne serais jamais qu'un héros de papier vivant de rien, une sorte de nullité commerciale. La qualité de mes articles et mon sens de l'analyse s'étaient pourtant formidablement améliorés avec le temps. Hergé, cependant, continua son stratagème, prenant une liberté telle avec mes reportages que parfois, je ne sais plus si c'est lui qui ment ou ma mémoire qui défaille. Car je n'ai pas tout noté. Le pire pour moi est l'usage qu'il fait des médias. Pas un album, mise à part la Lune, qui n'ait recours à un article de presse, une info radio ou un reportage TV pour poser une intrigue, la faire progresser ou la résumer. Très souvent en premières planches ou en dernières, ces pâles copies en style d'agence télégraphique, ces mornes paraphrases de mes articles, constituent, pour moi, la pire des infamies. Pourquoi ne m'a-t-il jamais cité? Pourquoi ne m'a-t-il dessiné qu'une seule fois en train d'écrire? Je ne lui pardonnerai jamais d'avoir fait de moi un alter ego de Zig et Puce. Pour Hergé le journaliste ne semble être qu'un fouille-merde, à l'image de celui qu'il croque en première planche de Rackham. Bien à toi ami, le seul à qui je me confie. » R. N. et M. Rm.
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